REPORTAGE - L'une constitue un exemple d'économie solidaire, l'autre un mausolée-asile décrié. Leur point en commun est d'avoir servi une tradition, de manière ininterrompue, de leur création à nos jours.
Dans la médina travaillée par la confrontation des imaginaires, il est des espaces dont le confinement préserve dans un ailleurs que ni les vicissitudes de l'histoire, ni les changements en cours ne transgressent. Au nord de Bab Taghzout, loin du Marrakech tapageur, le marcheur peut, s'il le souhaite, suivre un chemin de quiétude jusqu'à la Zaouia de Sidi Bel Abbès.
A l'extérieur de l'édifice, une cour que ni les aller-retours des usagers, ni la polymorphie des usages -tour à tour espace de rencontre, de séchage du linge ou terrain de foot- ne semblent affecter en profondeur, et qui reste une zone tampon entre l'espace public et celui, confessionnel, de la Zaouia et de la mosquée. Un seuil d'accès au sacré.
Carrelée avec parcimonie et austérité, fissures cimentées à la va-vite, la cour spacieuse ne présente, en elle-même, aucun intérêt. Sa quiétude que rien n'altère, loin des clameurs de la médina, la sobriété chromatique des murs, l'ouverture de la cour sur le ciel, ce qui tranche avec les ruelles sombres de l'ancienne ville, participent à en faire un lieu à mi-chemin du sacré et du profane.
S'y ajoute la présence d'aveugles. La cécité, écrivait Elias Canetti dans Auto-da-fé, "permet à des choses une coexistence qui serait impossible si ces choses pouvaient se voir. Elle permet de s'arracher au temps quand on n'est pas capable de se mesurer à lui. (...) Pour s'échapper au temps, qui est une continuité, il n'y a qu'un seul moyen: en fermant les yeux par intervalles, on le réduit en ces fragments qui sont ce que nous connaissons de lui".
Des années plus tard, dans Les Voix de Marrakech, l'écrivain décrivit longuement les aveugles de la ville, "Saints de la répétition", selon lui, répétant inlassablement "Allah ! Allah ! Allah".
L'incantation le poursuivra jusqu'à Londres, où, raconte-t-il, il s'affaira, assis dans un coin de sa chambre, les yeux fermés et les jambes croisées, à répéter lui aussi "Allah ! Allah ! Allah !".
Ces aveugles ont de tout temps été associés à la Zaouia, où ils psalmodient Coran et chants. Tantôt d'une voix mélancolique et monocorde, tantôt avec fureur et extase
Ces aveugles ont de tout temps été associés à la Zaouia, où ils psalmodient Coran et chants. Tantôt d'une voix mélancolique et monocorde, tantôt avec fureur et extase, ils sont de moins en moins nombreux à choisir la vie indigente des tolbas, et jouissent d'une position particulière à la Zaouia.
En plus des tolbas, un tissu social de quelques 2.000 personnes, pour leur majorité handicapées, invalides et démunies, dépendent de Sidi Bel-Abbès. Ils bénéficient, mensuellement, des aides récoltées par la Zaouia. Ces aides proviennent en grande partie de mécènes, occasionnels ou réguliers, qui font vivre la Zaouia, ses adeptes et les plus pauvres de la ville.
La Zaouia peut-elle réinventer la solidarité ?
Cette tradition de solidarité remonte à loin. Né en 1130 à Sebta, Abu al-Abbas as-Sabti s'installera plus tard à Marrakech, et se distinguera, très tôt, par ses critiques récurrentes de l'opulence, ses appels au partage équitable des richesses.
Son décès, survenu en 1205, achèvera de faire de lui le Saint des pauvres, et le modèle d'économie solidaire qu'il a mis sur pied, de son vivant, se perpétuera jusqu'à aujourd'hui. Ainsi que la tradition de la Abbassia, nommée en son honneur, et qui consiste en la distribution gratuite des premières récoltes ou produits.
Ce rôle de relais de la solidarité, les zaouias le sont dès leur apparition. Si elles constituent "des organisations économiques extrêmement diverses dans leurs modalités" elles organisent, pour la plupart "des collectes de dons, qu'elles redistribuent à des populations cibles: handicapés, aveugles ou communauté urbaine qui s'installe près des zaouias. Dans chaque zaouia, on trouve une très forte organisation économique, des siècles avant l'apparition de la notion d'économie solidaire", déclarait Jean-Yves Moisseron, rédacteur en chef de la revue Maghreb-Machrek lors d'un colloque, tenu à l'Institut du monde arabe (IMA), sur le thème du soufisme et de la Zaouia en tant que modèles d'économie solidaire.
"Le plus grand prodige de Sidi Bel-Abbès", note la doyenne de la faculté des lettres de Marrakech Ouidad Tebaâ, "réside dans la force et l'actualité de ce mot d'ordre: donner pour exister"
"Le plus grand prodige de Sidi Bel-Abbès", note la doyenne de la faculté des lettres de Marrakech Ouidad Tebaâ, "réside dans la force et l'actualité de ce mot d'ordre: donner pour exister, et du dispositif mis en place depuis des siècles en vue de subvenir aux besoins des plus nécessiteux. Grâce aux subsides de nombre de pèlerins, portés par cette injonction impérieuse, radicale, exclusive - l'existence par le don -, toute une communauté habitant dans l'enceinte de sa zaouia, mais aussi disséminée aux quatre coins de la ville, peut bénéficier d'une aide matérielle vitale. Certes le monde a changé, et la zaouia de Sidi Bel-Abbès, dépositaire de traditions immémoriales, semble de plus en plus décalée par rapport à son environnement. Mais, depuis près de neuf siècles, elle nous convie, au-delà de l'impérieuse exigence du partage et de l'équité sociale, à une approche radicalement différente de la solidarité, dont elle inverse les termes au point de nous rendre débiteurs vis-à-vis des plus démunis, du fait même de leur donner et par là d'exister... à travers eux."
Bouya Omar : A un mal, deux remèdes
A quelques 80 kilomètres Marrakech, dans la province de Kelaat Sraghna, Bouya Omar. L'horreur des lieux pleinement redécouverte par les marocains lors de l'opération Karama, lancée en juin 2015 par le ministère de la Santé afin de fermer les lieux d'internement -le ministère de la Santé parle d'emprisonnement- alentour, et la prise en charge des internés dans des structures hospitalières. En pleine opération, le mausolée a continué à accueillir des pèlerins. C'est que "les gens viennent ici pour la baraka", nous avait, alors, expliqué celui qui se présente comme l'un des chorfas s'occupant du lieu.
S'il ne se dit pas opposé à la psychiatrie, "bien au contraire, elle est nécessaire, mais il faut garder en tête qu'elle ne saurait tout guérir. Les gens viennent ici pour la foi qui est, elle aussi guérison".
Son discours ajusté à la modernité, la présentation de la zaouia et de ses rites comme complétifs de la cure psychiatrique sont autant de points partagés avec certains pèlerins, pour qui "l'offre thérapeutique prend donc une forme bipolaire. Les personnes en quête de soulagement cumulent fréquemment les recours aux uns et autres. Dans ce contexte, les mécanismes qui conduisent à faire appel à l'un ou à l'autre des spécialistes, voire à l'un et l'autre conjointement, sont complexes", écrivait l'anthropologue Céline Aufauvre dans De l'établissement psychiatrique au sanctuaire de Bouya Omar: des transgressions sous contrôle.
Pour le pèlerin, tout, ici, est imprégné par la baraka du saint. "N'importe quel objet vendu ici acquiert une valeur autre, peut participer à la guérison", estime un habitant.
De fait, "les commerces se sont multipliés à mesure que la renommée du saint a pris de l'ampleur, depuis les années 1960. Le douar vit presque exclusivement du commerce de la sainteté et du tourisme thérapeutique. En cela, son organisation diffère de celle des douars de fellaha (agriculteurs) environnants. Tandis que ces derniers sont composés de fractions tribales dont l'activité principale est la culture des oliviers, le village de Bouya Omar est dirigé par des chorfas, des descendants du saint qui vivent de l'économie de la structure et officient certains cultes près du sanctuaire", note Céline Aufauvre.
Maintenant que les lieux d'internement ont été fermés, certains habitants voient mal de quoi Bouya Omar vivra. D'où les appels à créer une structure de prise en charge psychiatrique sur place, "afin que les gens puissent s'y soigner et avoir accès, en même temps, à la Zaouia", explique-t-on.
La survivance de Bouya Omar, alors que "durant le Protectorat français, les transformations du regard porté sur les 'déviances' et leur mode de gestion administrative semblent annoncer les prémices d'un processus de désacralisation de la folie" et que même l'introduction de la psychiatrie, avec la venue du Protectorat, "n'a pas balayé les systèmes explicatifs de la maladie et les pratiques thérapeutiques qui préexistent à son instauration", intrigue.
La quête des pèlerins est-elle autant thérapeutique qu'herméneutique, et ne saurait être réduite à sa simple dimension psychiatrique? Le pèlerinage serait-il l'acte par lequel la quête de guérison entre en constellation avec une quête de sens?
"Le conflit vécu par les possédés est compris comme une perte d'identité due à l'intrusion de présences étrangères 'infidèles', des jnoun non musulmans. Cette conception de l'altérité et cette façon d'exprimer les souffrances ne sont-elles pas façonnées par l'expérience de la colonisation passée et par les rapports complexes de la société marocaine post-coloniale à l'Occident? Enfin, le traitement des transgressions sur le mode d'un 'procès' fait à l'altérité, d'un 'jugement' instruit par des saints perçus comme des figures de référence du rétablissement de l'ordre et de la justice ne souligne-t-il pas aussi combien la présence du pouvoir autoritaire est intériorisé et vécu au plus profond de l'intimité, dans la vie diurne comme dans la vie nocturne, en 'chair et en songe' dans le corps et dans les rêves?", s'interroge Céline Aufauvre.
"Les quêtes de soins ont donc deux objectifs :l'un, thérapeutique, vise à redonner au malade les capacités physiques et cognitives pour assumer ses responsabilités sociales, l'autre, et non le moindre, est un objectif herméneutique consistant à négocier le sens du monde, à opérer une consolidation ontologique et à réintégrer le patient dans un univers ordonnancé", écrit, de son coté, Abdelwahed Mekki-Berrada dans son ouvrage Le concept organisateur de Baraka: Entre thérapie et herméneutique dans les traditions ethnomédicales marocaines.